Soixante années se sont écoulées depuis que John Humphrey, un professeur de droit à McGill, couchait sur papier la première ébauche de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies. Depuis, la notion de la dignité humaine a fait beaucoup de progrès, mais il reste énormément à faire. C’est dans cet esprit que McGill a accueilli François Crépeau, un expert des questions du droit international des droits de la personne, des migrations et de la globalisation, comme premier titulaire de la Chaire Hans et Tamar Oppenheimer en droit international public. Le professeur François Crépeau et Pascal Zamprelli se sont entretenus de droits et de responsabilités, et sur la façon de changer un système qui préférerait que tout le monde reste bien sagement chez soi.

Professeur François Crépeau (Photo: Rachel Granofsky)
Professeur François Crépeau (Photo: Rachel Granofsky)

Pourquoi le droit international?

Au début des années 80 à Paris, j’entamais ma thèse de doctorat sur le statut du demandeur d’asile, qui à l’époque était un nouvel acteur sur la scène socio-politique. À l’époque, on disait plutôt un réfugié. Mais quand le nombre de demandes de statut de réfugié a bondi – au Canada, il est passé de 600 en 1976 à 60 000 en 1986 –, cette nouvelle expression, demandeur d’asile, a commencé à circuler. La question du migrant et de la migration a suscité mon intérêt. J’ai constaté que les migrants n’avaient pas d’avantages sociaux et personne ne pouvait expliquer adéquatement pourquoi ils devraient y avoir accès ou pas. Personne n’avait encore exploré la question.

Quels étaient les principaux enjeux liés à la migration à cette époque?

La plupart des demandeurs d’asile à ce moment-là ne venaient pas de l’Est, ils arrivaient plutôt du Sud. Ils ne provenaient pas de pays communistes et ils n’étaient pas des combattants de la liberté. Nous ne pouvions pas invoquer les vieilles justifications pour les accueillir. Soudainement, 60 000 personnes se pressaient à nos portes qui ne luttaient pas pour la liberté, mais plutôt qui cherchaient à échapper à la violence généralisée, à la pauvreté, etc. Nous ne nous somme pas montrés aussi accueillants avec eux que nous l’avions été avec les refuzniks soviétiques ou les victimes des régimes communistes au Vietnam et au Cambodge. Soudainement, nous avions un problème non seulement avec leurs nombres, mais aussi avec leurs caractéristiques sociales et politiques.

C’est comme cela que j’en suis venu à m’intéresser à la migration et je n’ai pas changé depuis. À l’époque, c’était un choix surprenant et mes collègues ne le comprenaient pas. Il y avait tellement d’autres sujets plus intéressants à traiter, comme la guerre et la paix, le règlement international des différents…

Manifestement, vous étiez sur la bonne piste.

En rétrospective, je semble en effet avoir fait un bon choix et j’admets en être très content! Mon travail m’a porté vers le droit domestique, c’est-à-dire le droit constitutionnel, les droits de la personne et le droit administratif. Il m’a également permis d’explorer les dimensions du droit international des droits de la personne et des minorités.

Parlez-moi de ces liens entre ces dimensions du droit et la migration.

La législation en matière de droits de la personne reposait entre autres sur la notion de citoyens restant dans leurs pays. Le rôle de droit international était d’établir des ententes entre les pays pour que chacun traite ses citoyens correctement. Personne n’avait envisagé la question des migrants, car la migration était perçue comme une anomalie. Si tout allait bien dans un pays, les gens ne bougeraient pas – ce qui est, à mon avis, une méprise. Les gens se sont toujours déplacés, que les choses aillent bien ou non. Quand ça va mal, il y a plus de migrants, voilà tout. Vous vous êtes peut-être déplacé; je me suis moi-même déplacé. Les êtres humains veulent explorer le monde.

On dirait que l’anomalie, ce sont les frontières, pas le fait que les gens les traversent.

Précisément. Depuis le début du 20e siècle, trois pour cent de la population mondiale sont en migration à tout moment. C’est une constante de la civilisation. Mais on ne pensait pas ainsi en 1948, alors que s’établissait le droit international des droits de la personne. La notion de citoyenneté était la clé de voûte et les États étaient basés sur une population stable. Les créateurs du droit international des droits de la personne n’avaient pas conçu que, subséquemment, les migrants exigeraient qu’on respecte leurs droits. Avant, le seul droit qu’avait le migrant était celui de retourner au pays.

Il y a eu une prise de conscience que les migrants sont des êtres humains comme tout le monde. Leurs droits ne reposent pas sur la prémisse que ces personnes appartiennent à une catégorie administrative bien précise. Les droits de la personne sont fondamentaux pour toute personne, où qu’elle soit.

La détresse des migrants suscite-t-elle davantage l’attention?

Nous avons commencé à aborder ces questions, mais rien n’est encore résolu. Les États, les gouvernements et les autorités publiques doivent admettre que ces personnes sont aussi « nous » dans le débat du « eux et nous ». Une personne qui vit ici, même irrégulièrement, c’est quelqu’un qui paie des impôts, qui contribue à l’économie et qui a des enfants qui sont peut-être canadiens. Ces gens ont des droits, mais nos autorités ne l’admettent pas encore.

C’est donc un combat très actuel.

La question des migrants est une épreuve décisive pour la démocratie – tout comme les travailleurs industriels l’ont été il y a 100 ans, les femmes il y a 60 ans, les Autochtones il y a 30 ans et on peut aussi ajouter les détenus, ainsi que les gais et lesbiennes il y a 10 à 15 ans. De la même manière, on n’admet pas actuellement que les migrants détiennent des droits, qu’ils soient assujettis à la primauté du droit, qu’ils soient des sujets et pas simplement des objets.

Pensez-vous qu’on finira par respecter les droits des migrants, tout comme ceux de ces autres groupes auparavant exclus?

Oui. C’est lent, mais on y arrive. Pour vous donner un exemple, même la Cour suprême des États-Unis a changé sa position sur Guantanamo. La Cour a enfin reconnu que les droits des migrants sont en fait des droits de la personne, que leurs droits sont nos droits. Il y a de quoi être optimiste. On commence à comprendre qu’on ne peut faire ce qu’on veut à quelqu’un simplement parce qu’il est étranger.

Que penser du fait que les États-Unis justifient leur traitement des étrangers en évoquant la sécurité nationale, tout comme le Canada l’a fait avec les certificats de sécurité?

Une fois de plus, on voit agir ici la notion qu’on peut traiter les étrangers différemment des Canadiens dans les mêmes circonstances. Toutefois, ce traitement n’est pas crucial à la sécurité. Si vous avez un problème de sécurité avec un ressortissant, pourquoi devriez-vous le traiter plus durement qu’un Canadien? Pourquoi lui reconnaissez-vous moins de droits?

Soit, c’est une question de sécurité et vous mettez en place des mesures qui accroîtront la sécurité et vous traitez Canadiens et non-Canadiens de la même manière; soit, c’est une question d’immigration et vous la traitez comme telle. C’est précisément là où je veux en venir : les procédures d’immigration ne devraient pas être utilisées pour régler les questions de sécurité.

Ces gens n’ont pas le droit de rester au Canada, car ils sont étrangers. C’est encore la règle et cette règle demeurera en place tant qu’il y aura des pays. Mais nous ne pouvons pas faire n’importe quoi avec eux.

Continuerez-vous à vous intéresser à ces questions en tant que nouveau titulaire de la Chaire Oppenheimer?

L’interaction constante entre le droit interne et le droit international est justement à l’origine de la Chaire Oppenheimer. Je m’intéresse à ces questions depuis près de 19 ans. On ne me demande donc pas de faire quoi que ce soit de différent de ce que je faisais auparavant; on me demande de le faire mieux encore.

En décembre dernier, on fêtait le 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies. Quels progrès avons-nous faits depuis 1948?

Je pense que nous avons progressé plus qu’on le croyait possible quand la Déclaration a été ratifiée en 1948. Mais si nous pensions régler les questions de droits de la personne simplement en ratifiant déclarations, conventions et autres traités, nous faisions fausse route, car le combat pour les droits de la personne est aussi un combat politique.

Les mécanismes et les instruments juridiques sont importants, mais ils ne représentent que l’un des outils dans ce combat perpétuel, qui exige aussi la mobilisation des communautés, des organisations non gouvernementales et des juristes.

Comment faire le pont entre le droit et la politique?

Les deux travaillent de concert, car les outils juridiques ont créé une culture de droits de la personne. Cette culture s’est propagée et plus de gens savent qu’ils ont des droits. Ils savent qu’il existe des mécanismes et des intervenants pour les aider. Cette culture des droits de la personne est assurément l’héritage le plus important que nous a laissé la Déclaration universelle.

―Par Pascal Zamprelli, BCL/LLB’05, traduction de Lysanne Larose. Republié avec autorisation du McGill Reporter.