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Johanne Poirier nous explique pourquoi l’histoire de la Constitution canadienne, le fédéralisme et les débats constitutionnels ne sont pas dépassés, mais soulèvent plutôt une foule de questions cruciales pour l’avenir.

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« Depuis plusieurs générations, on transmet aux étudiants, en droit notamment, le message que la Constitution canadienne est pratiquement irréformable. »

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« J’ai envie de suggérer aux étudiants qu’au-delà de l’interprétation de la Constitution par les juges, on peut également s’intéresser à la Constitution comme un outil permettant d’exprimer une conception dynamique de l’État. »

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« Je souhaiterais que les débats constitutionnels redeviennent une conversation non seulement autorisée, mais bienvenue, souhaitée, inclusive et riche, tant à la Faculté qu’ailleurs. »

Première titulaire de la Chaire Peter MacKell sur le fédéralisme, Johanne Poirier détient un D.Phil de l’Université de Cambridge. Celle qui a co-dirigé le Centre de droit public de l’Université libre de Bruxelles entre 2008 et 2012 a acquis, au cours de sa carrière, une expertise reconnue en matière de fédéralisme et de droit constitutionnel. Elle nous a récemment accordé une entrevue.

D’où vous vient cet intérêt pour le droit public et constitutionnel?

Je viens de Montréal, d’une famille purement francophone, et j’ai eu l’occasion d’aller étudier en Colombie-Britannique quand j’avais 16 ans. C’était à une époque politiquement très chargée, juste avant le référendum de 1980. C’est là que j’ai commencé à découvrir « les diverses solitudes » du reste du Canada. Déjà fascinée par les relations Canada-Québec, je me suis intéressée aux dimensions juridiques du fédéralisme dès ma première année à la Faculté  de droit de McGill.

J’étais étudiante lors des négociations de l’Accord du lac Meech : c’était une période d’effervescence pour le droit public « institutionnel ». Je suis alors partie à Bruxelles, étudier les réformes constitutionnelles en Belgique, en Espagne, et en Europe plus généralement. Je m’interrogeais sur les facteurs qui permettent à des États de réformer leurs institutions en profondeur – notamment leur système fédéral — alors que le Canada semblait s’engluer dans une sorte de paralysie constitutionnelle.

Pourquoi les « conversations constitutionnelles » se sont-elles estompées au Canada?

Depuis plusieurs générations, on transmet aux étudiants, en droit notamment, le message que la Constitution canadienne est pratiquement irréformable. Que d’introduire des réformes constitutionnelles serait non seulement vain, mais probablement périlleux pour la stabilité du pays, et que dès lors, on doit gérer les relations entre les composantes de la fédération autrement, par le truchement d’ententes et d’aménagements plus indirects, officieux.

Ce message m’interpelle énormément, entre autres parce que mon principal domaine de recherche porte sur le fédéralisme comparé et les relations intergouvernementales. J’ai eu le privilège de travailler comme consultante et chargée de mission dans différents pays postconflits, où les aménagements institutionnels et les réformes constitutionnelles font partie du processus de pacification. C’est un moyen de refléter et de consolider le « vouloir » ou le « pouvoir » vivre ensemble.

Dans ces contextes, l’exercice, souvent participatif, de rédaction constitutionnelle fait partie du processus de transformation sociale, de démocratisation. Les organisations internationales conçoivent ces efforts comme un mode de gestion de conflits et de consolidation de la confiance entre minorités et majorité.

Depuis une vingtaine d’années, les Canadiens ont été de très grands exportateurs  d’expertise constitutionnelle (par exemple sur le multiculturalisme, le plurinationalisme, la diversité des modèles fédéraux). Paradoxalement, les messages transmis à l’étranger semblent avoir eu très peu d’échos au sein même du Canada, où l’on évoque une sorte de « fatigue constitutionnelle ».   Pourtant, jamais les besoins d’articulation des intérêts des uns et des autres n’ont été aussi grands : peuples autochtones, minorités linguistiques, Québécois, nouveaux arrivants, provinces qui se sentent marginalisées au sein du Canada, etc.

Il me semble que le message selon lequel toute réforme constitutionnelle est inatteignable est antidémocratique : il suggère que les institutions sont cadenassées, peu importe la volonté des citoyens, et que les institutions relèvent des élites politiques et échappent au(x) peuple(s). Ce n’est pas un message très positif ou porteur pour les jeunes. J’espère que ceux-ci auront davantage confiance dans leur capacité à porter le changement. Je ne prétends pas que ce soit facile, ou réalisable à court terme. Mais ce n’est pas une raison pour éviter les débats, les conversations, ou l’étude comparative de « l’ingénierie constitutionnelle ».

Vous avez évoqué le rôle des jeunes. Sont-ils encore interpellés par les questions constitutionnelles?

Le Canada a procédé à une espèce d’introspection et de réflexion sur son statut constitutionnel d’une façon extrêmement intense durant les années 80 et au début des années 90. Depuis le référendum de 1995, cette forme d’analyse collective s’est estompée.

Les jeunes qui étaient engagés politiquement il y a 20 ou 30 ans consacraient sans doute plus volontiers leur énergie intellectuelle à réfléchir aux questions de réformes constitutionnelles, à la souveraineté du Québec, à la place des minorités linguistiques, par exemple. Je constate qu’ici, la conviction selon laquelle les transformations constitutionnelles sont pratiquement impossibles, voire constituent une menace pour la paix sociale, fait en sorte que si on est intelligent et engagé, on se dit « j’ai 25 ans, 26 ans, j’ai énormément d’énergie, je ne vais pas investir mon temps dans un projet futile ». Les jeunes ont peut-être plutôt tendance aujourd’hui à s’orienter vers d’autres dimensions des affaires publiques, comme la protection de l’environnement, la justice sociale, le droit des GLBT, les mouvements alternatifs.

Ces engagements sont évidemment tout à fait louables et positifs. Face à ces enjeux, l’étude du fédéralisme leur semble peut-être un peu statique ou moins efficace pour favoriser les transformations sociales. Cette attitude, que l’on peut comprendre, a laissé un trou béant dans la réflexion sur les institutions démocratiques, celles qui consolident, partagent, contrôlent « le pouvoir » et les mécanismes d’aménagement des droits et des intérêts collectifs. J’ai envie de suggérer aux étudiants qu’au-delà de l’interprétation de la Constitution par les juges, on peut également s’intéresser à la Constitution comme un outil permettant d’exprimer une conception dynamique de l’État.

Comment voyez-vous le rôle de la Chaire MacKell sur le fédéralisme dans ce contexte?

Je souhaiterais que les débats constitutionnels redeviennent une conversation non seulement autorisée, mais bienvenue, souhaitée, inclusive et riche, tant à la Faculté qu’ailleurs. Il est non seulement acceptable, mais essentiel, de réfléchir à des réformes non pas uniquement pour consolider l’image du pays, mais surtout pour aborder collectivement des questions primordiales liées à la démocratie et à la représentation. Ces conversations doivent s’ancrer dans plusieurs disciplines, aborder plusieurs perspectives, et puiser dans l’immense richesse du droit constitutionnel comparé.

L’un des projets auxquels je songe pour les 150 ans de la Confédération serait d’inviter des constitutionnalistes étrangers à venir réfléchir, avec des Canadiens, à l’opportunité de moderniser la Loi constitutionnelle de 1867, celle qui fournit la charpente fédérale au Canada. Depuis vingt-cinq ans, de nombreux constitutionnalistes canadiens ont partagé leur expertise en matière de réformes institutionnelles à travers le monde : du Sri Lanka, à l’Afrique du Sud, et du Népal à la Tunisie, en passant par le Soudan ou la Bosnie-Herzégovine. J’ai moi-même réalisé plusieurs missions de ce type. Si cette fois nous renversions les rôles, pour écouter ce que les « architectes institutionnels » étrangers auraient à suggérer pour le Canada du 21e siècle?…    Pourquoi n’aurions-nous pas la curiosité – et l’humilité – d’apprendre des Népalais, des Boliviens, des Indiens ou des Sud-Africains?

Un autre projet qui nous tient à cœur est un concours de rédaction juridique sur le fédéralisme, ouvert aux étudiants et aux jeunes diplômés, qui sera lancé sous peu. Financé par un généreux don d’un couple de diplômés, Colin et Rachel Baxter, il visera notamment à solliciter des réflexions innovantes sur les institutions qui facilitent – ou freinent — la coexistence pacifique de groupes distincts au sein d’espaces politiques communs, de même que sur les mécanismes qui encouragent le dialogue et la coopération entre composantes, dans les systèmes fédéraux.

La Chaire MacKell nous offre donc l’occasion de relancer le débat sur les dimensions « institutionnelles » de la Constitution, dans une perspective ouverte, créative et comparative. Et donc, de consolider notre « imaginaire constitutionnel ». 

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