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C’est d’une expérience sentimentale curieuse que je voudrais instruire les lecteurs. Le propos sera-t-il jugé égocentrique ? Rencontrera-t-il la bienveillance discrète de celles et ceux qui consacrent, à titre provisoire ou permanent, leur vie à l’étude ? Il se pourrait que tout ce que ce texte essaie de dire tienne dans le jugement que vous porterez en votre for interne. Une idée de l’université s’y déterminera ; elle est vôtre.

J’ai eu le privilège d’être invité par Jane Glenn à prélever quelques ouvrages dans la bibliothèque de Patrick Glenn à la Faculté. Il m’a donc été donné de passer plusieurs heures dans le dernier bureau de l’auteur de Legal Traditions of the World, une pièce tapissée de livres, comme chacun sait.

Ce n’est pas de l’émerveillement ressenti lorsque je découvrais le nombre et la diversité des volumes que je voudrais parler. Quoique celui-ci semble bien légitime : il n’est presqu’aucun sujet de la science juridique qui n’y soit représenté, et cela selon une variété de points de vue (et de langues) qui a nourri l’expérience littéraire du grand comparatiste : droit romain en abondance (quelques livres sur le droit de la Grèce antique aussi), histoire du droit civil et du common law, théorie et philosophie du droit, droit judiciaire privé, personnes, biens, obligations, droit international privé, droit de la preuve, droit constitutionnel et public, analyse économique, droit et société, droit et développement, anthropologie juridique et, bien sûr, de formidables ressources en droit comparé, droit chinois, hindou, islamique, de la « zone sud-pacifique », italien, allemand… Des surprises aussi : The Oxford Companion to the Mind aux pages marquées, In a Different Voice annoté d’une écriture précise et nerveuse, le Larousse du Parfait Secrétaire,… Et encore, Daniel Boyer était passé avant moi…

Je ne parlerai pas non plus du choc de l’absence, et de la tristesse qui l’accompagne forcément, lorsque le regard tombe à répétition sur l’ex libris HPG.

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« Je me trouvais dans le bureau d’un grand professeur et face à sa bibliothèque ; à l’intérieur de sa bibliothèque en fait. Je contemplais des choses qui trouvaient leur équilibre dans les termes d’une promesse de la vie académique – la plus simple et la plus belle. »

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Pendant plusieurs mois, HP Glenn avait soigneusement emballé ses livres avant de déménager pour les rénovations faites à Old Chancellor Day Hall.

En revanche, je voudrais évoquer un sentiment de paix survenu sans crier gare. J’ai été saisi par une tranquillité d’esprit qui est demeurée pendant les deux ou trois heures passées dans ce bureau parmi les livres de Glenn. Il est vrai qu’il y a dans cette cérémonie familière quelque chose de rassurant. La transmission des livres d’un universitaire à l’autre s’est toujours faite ; c’est une tradition, au sens propre-. Pourtant, je ne me doutais pas que cela puisse provoquer un sentiment aussi fort. Après tout, j’aurais tout aussi bien pu succomber à l’angoisse : tant de livres que je n’ai pas lu et qu’il faudrait lire. Et de textes à produire à partir d’eux, en redoutant confusément que tout ait déjà été écrit. Une angoisse bien académique. Mais non. Alors à quoi correspondait ce brusque sentiment d’harmonie ?

Une seule analogie m’est venue : la quiétude que procure l’impression d’être chez soi. Non pas ce qu’on éprouve au retour à son domicile, ou à la prise de possession de son bien. Mais le sentiment de chez-soi dont tous les voyageurs ont, paradoxalement, fait l’expérience pendant le voyage. D’un seul coup, – est-ce la lumière, la chaleur, le paysage, les proportions du bâtiment, nos semblables dans les rues d’une ville, le continent d’un(e) autre ?- nous pensons : « je suis chez moi ou, tout au moins, je pourrais l’être ». Nous imaginons un instant une existence au sein de ce lieu où nous passons. L’univers des possibles s’ouvre ; nous disposons, à cet instant, d’un point de sublime. Et nous jouissons de notre liberté.

Je me trouvais dans le bureau d’un grand professeur et face à sa bibliothèque ; à l’intérieur de sa bibliothèque en fait. Je contemplais des choses qui trouvaient leur équilibre dans les termes d’une promesse de la vie académique – la plus simple et la plus belle. M. X. l’a exprimé dans une belle formule : « lire des livres, en faire lire et, quelquefois, en écrire ». H. Patrick Glenn était l’Universitaire, incarnation de cette promesse. En parcourant les tables des matières au hasard, en sondant les volumes, je tenais entre mes mains les instruments par lequel The Cosmopolitan State a trouvé une forme ; j’avais un point de sublime.

Dans « Le métier et la vocation de savant » (1919), Max Weber entrevoyait une évolution de la condition universitaire. Il estimait qu’un mouvement de rationalisation de la production du savoir allait s’accroître, mouvement par lequel « les grands instituts de science et de médecine sont devenus des entreprises du capitalisme d’Etat ». Il me semble que Weber touchait ensuite un point crucial. Il se dit « convaincu que cette évolution touchera même des disciplines dans lesquelles le travailleur est personnellement propriétaire de ses moyens de travail (essentiellement de sa bibliothèque). Pour le moment le travailleur de ma spécialité́ est encore dans une large mesure son propre maître, à l’instar de l’artisan d’autrefois dans le cadre de son métier » (je souligne).

La propriété des livres serait une condition de la liberté académique. Elle préserverait aussi la vocation de savant. Le professeur Glenn était un esprit libre et un savant. Ses livres s’offrent en gage de sa liberté et son savoir – (lesquels, des livres qu’il a écrits ou de ceux qu’il a lus sont davantage les siens ?). C’est là le véritable sens de leur tradition. En recevant les livres d’un de ses pairs, l’universitaire ne recueille pas les fétiches de ce qui n’est plus. Il renouvelle son métier et confirme sa vocation. En latin, livre et libre sont homonymes.

– Vincent Forray

Cet article a originalement été publié en octobre 2015 dans le journal étudiant Quid Novi.

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