Les juristes, l’engagement social et le débat public

Les juristes qui choisissent de mener des recherches engagées, et qui  prennent la parole publiquement pour en faire la promotion, font œuvre utile. Cela permet de briser l’image que l’on se fait souvent des universitaires dans leur tour d’ivoire.

par Aurélie Lanctôt

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« Lorsque je prends la parole publiquement, c’est parce que je ressens un certain devoir, explique-t-il. Après tout, nous avons le privilège de travailler dans une institution financée par les citoyens, on jouit de certains privilèges et grâce à cela, nous avons acquis une certaine expertise. »
– Robert Leckey

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« Chaque fois que j’écris une entrée de blogue, souligne-t-il, je pense au public et je me demande : comment leur expliquer les enjeux juridiques de façon exacte, mais simplifiée ? »
– Allen Mendelsohn

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L’engagement social des juristes apporte au débat public une perspective fondamentale  en amorçant un dialogue sur ce que nous nous estimons être juste, collectivement. Pour les professeurs de droit, la participation au débat public, d’une manière ou d’une autre, est presque incontournable. Les professeurs de la Faculté s’acquittent dûment de leur fonction d’intellectuels publics. Lorsque l’actualité met de l’avant les sujets qui les préoccupent, ils n’hésitent pas à sauter dans l’arène pour apporter leur perspective savante à la discussion.

On voit alors régulièrement les professeurs de la Faculté de droit de McGill s’illustrer dans les médias, contribuant au débat public en publiant des lettres ouvertes, généralement sur des sujets en lien avec leurs champs de recherche. Ils interviennent aussi sur les ondes radio et télé, passant souvent du français à l’anglais, afin de présenter à leurs concitoyens une analyse avisée de divers enjeux liés à leurs champs de recherche.

Les exemples sont légion. Le professeur Robert Leckey, par exemple, contribue régulièrement à divers médias francophones et anglophones, sur des sujets aussi variés que le mariage gai, les droits des personnes trans, la procréation assistée ou encore la Charte des valeurs.

Au mois de mars 2015, la professeure Shauna Van Praagh publiait dans le Globe and Mail un article visant à alimenter la réflexion sur la liberté religieuse dans les salles de classes au primaire et au secondaire, à la lumière de la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Loyola High School. Plus récemment, le professeur Daniel Weinstock a réagi en septembre 2015 à la décision du gouvernement conservateur de contester en Cour suprême le jugement de la Cour d’appel fédérale ordonnant le maintien du droit de prêter serment à visage couvert.

Le professeur Frédéric Mégret a discuté des dessous juridiques de l’affaire Dominique Strauss-Kahn sur les ondes de Radio-Canada, alors que la professeure Angela Campbell a commenté la décision de la Cour suprême du Canada qui, en 2014, avait invalidé les lois canadiennes sur la prostitution. La professeure Margaret Somerville multiplie les interventions publiques sur de nombreuses questions qui touchent à l’éthique, notamment sur l’assistance médicale à mourir. La liste pourrait s’étirer longtemps.

Le professeur Richard Gold, régulièrement invité par les médias à commenter le droit canadien en matière de brevets, considère pour sa part qu’il incombe aux académiques de s’assurer que leurs travaux de recherche pourront se traduire en mesures d’action concrètes capables d’avoir un impact réel sur le monde. Pour Robert Leckey, les interventions dans le débat public découlent d’un véritable sentiment de responsabilité. « Lorsque je prends la parole publiquement, c’est parce que je ressens un certain devoir, explique-t-il. Après tout, nous avons le privilège de travailler dans une institution financée par les citoyens, on jouit de certains privilèges et grâce à cela, nous avons acquis une certaine expertise. »

DES PLUMES INCISIVES

Les juristes ont souvent la parole franche et fluide, ainsi que la plume incisive. Et surtout : ils ne ratent jamais une occasion de parler, encore moins de s’obstiner, dira-t-on à la blague ! Cela n’est pas un reproche : c’est bien ce qui fait leur charme redoutable.

Cette inclinaison évidente à la prise de parole et à la revendication s’esquisse souvent déjà sur les bancs de l’université.

À la Faculté de droit de McGill, plusieurs étudiants tiennent un blogue, contribuent à des journaux étudiants ou publient des lettres ouvertes, n’hésitant pas à prendre la plume pour défendre ce qui leur semble juste.

On soulignera à cet égard les micro-polémiques qui envahissent régulièrement les pages du Quid Novi, la proverbiale gazette hebdomadaire de la Faculté. Certaines revues à vocation engagée ont été également été mises sur pied par des étudiants.

On pense par exemple au magazine Contours, une revue consacrée à l’analyse féministe du droit. Ou encore les nombreuses revues de droit de la Faculté, de la vénérable Revue de droit de McGill à la Revue de droit et santé de McGill, en passant par le Revue internationale de droit et de politique du développement durable de l’Université McGill, dont le comité éditorial se compose d’étudiants déterminés à mettre en valeur la littérature savante consacrée au développement durable et aux transformations des politiques publiques dans un contexte où les défis posés par la crise écologique sont devenus incontournables.

D’autres étudiants choisissent de tenir un blogue sur une base individuelle. Encore au mois d’avril 2015, Moses Gashirabake, étudiant de 3e année,  publiait dans The Gazette, à l’occasion du vingt-et-unième anniversaire du début du génocide au Rwanda, un article sur la promotion de l’enseignement supérieur chez les survivants rwandais.

Au cours de la session d’hiver 2015, Raymond Grafton, Margery Pazdor, Erin Moores et Soumia Allalou ont tous apporté leur contribution, dans divers médias traditionnels (CBC, The Gazette, etc.), au débat entourant la création de plages horaires non-mixtes, au gymnase de l’Université.

Certains étudiants de la Faculté, comme Michaël Lessard ou Suzanne Zaccour, choisissent quant à eux d’offrir leur contribution au magazine web de débats et d’idées Point de fuite, qui met de l’avant les points de vue des jeunes de trente ans et moins issus de divers horizons.

LE JURISTE DANS LA CITÉ

Selon le professeur Leckey, les liens sont plus étroits qu’il n’y paraît entre recherche, enseignement et intervention publique, d’autant plus qu’avec l’avènement des réseaux sociaux et de l’information continue, il est de plus en plus en plus facile de s’exprimer publiquement.

Même son de cloche du côté d’Allen Mendelsohn, BCL/LLB’01, avocat spécialisé en droit de l’Internet, qui entretient un blogue et intervient régulièrement sur les plateaux de télévision et à la radio sur des enjeux en lien avec le droit, le Web et les nouvelles technologies. Selon lui, les juristes, praticiens comme professeurs, ont un devoir de vulgariser les enjeux juridiques pour leurs concitoyens.

« Chaque fois que j’écris une entrée de blogue, souligne-t-il, je pense au public et je me demande : comment leur expliquer les enjeux juridiques de façon exacte, mais simplifiée ? »

Selon lui, trop rares sont les juristes qui déploient un tel effort de vulgarisation. Il déplore qu’au sein de la profession juridique comme des facultés de droit, les détenteurs du savoir juridique sont trop souvent enclins à rester dans leur « tour d’ivoire ».

« Cela m’inquiète pour l’avenir de la profession et l’avenir des affaires juridiques, indique Me Mendelsohn. Les citoyens devraient être à même de mieux comprendre leurs droits et responsabilités de base. Quand les avocats disent qu’on ne doit pas trop vulgariser le droit, ça me dérange. C’est très important pour la profession et l’avenir du monde juridique que les gens aient accès au savoir juridique. »

De façon générale, les interventions de ces juristes et apprentis juristes dans le débat public sont toujours stimulantes et enrichissantes pour les citoyens. Lorsque des professeurs de droit s’expriment, il faut également noter que cela fait rayonner la vie intellectuelle de la Faculté. Nous qui la fréquentons savons qu’elle est riche et qu’entre les murs du Chancellor Day Hall, les débats sont nombreux et effervescents. Autant partager ce joli bouillon avec l’ensemble de la collectivité.

Lorsque le juriste prend la parole dans la cité, en-dehors des milieux savants, peut-être doit-il se rappeler que pour contribuer vraiment à la marche de la société, il se doit de se « décoller » du droit pour amorcer véritablement, avec ses concitoyens, un dialogue sur ce que nous nous estimons être juste, collectivement. C’est sans doute là que loge la responsabilité première du juriste, dans la société. Pour parler véritablement de cette chose qu’on appelle la justice, peut-être faut-il oser sortir un instant du droit, pour y replonger ensuite, de meilleure façon. 

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