Marie Deschamps (LLM’83) traverse une année de grands changements. Elle a pris sa retraite de la Cour suprême du Canada le 7 août dernier, après ce qu’elle a appelé une « décennie intense ». Elle s’est alors jointe à la Faculté de droit de McGill à titre de chercheure facultaire. Celle qui a été avocate, juge à la Cour supérieure et juge à la Cour d’appel du Québec, était connue à la Cour suprême pour sa sagesse, son intelligence, sa vivacité d’esprit et son énergie débordante. Elle a généreusement accepté de partager ses connaissances et son expérience avec la Faculté.

« Une des premières activités qui m’ont attirée à McGill est le Programme de sensibilisation au secondaire [qui] permet de susciter l’intérêt (des) jeunes pour les études universitaires et, dans certains cas, pour le droit. »
« Le travail de la Cour, c’est vraiment l’œuvre d’une institution. … c’est participer à un effort collectif … La Cour, c’est 200 personnes qui travaillent ensemble pour produire un jugement qui est le plus près possible de la perfection. »
« … c’est important que les nouveaux auxiliaires apprennent à découvrir ce que leur juge attend d’eux… en d’autres mots, être proactifs. Je leur conseillerais (aussi) de se laisser tenter par les dossiers. Tous les dossiers peuvent devenir intéressants. »

Q. Vous avez dit qu’après 22 années à œuvrer à titre de juge, il était temps d’explorer d’autres façons de rendre service à la société. Quels sont vos projets?

R. Dans l’immédiat et à moyen terme, je souhaite intensifier mon engagement auprès des universités.

Au-delà de l’enseignement, il y un autre aspect du milieu universitaire que je souhaite explorer, celui de l’engagement communautaire. Une des premières activités qui m’ont attirée à McGill est le Programme de sensibilisation au secondaire (High School Outreach Program). J’ai aussi accepté de participer au projet Pro Bono. L’engagement communautaire me paraît essentiel. Après tout, les universités forment les étudiants pour qu’ils puissent jouer un rôle positif dans la communauté. Le Programme de sensibilisation au secondaire donne la possibilité de rejoindre les jeunes avant même qu’ils arrivent à l’université. Il permet de susciter l’intérêt de ces jeunes pour les études universitaires et, dans certains cas, pour le droit.

Q. Quelle est votre implication dans les cours donnés à la Faculté?

R. Je ne suis pas chargée de cours et je ne reçois pas de rémunération, mais je participe à certains cours, dans lesquels je peux traiter de sujets ponctuels ou apporter le point de vue particulier d’un juge. Je fais ça à l’Université de Sherbrooke depuis plusieurs années. À McGill, j’ai participé cette année au cours du professeur Daniel Jutras sur la Cour suprême. L’an dernier, je l’avais fait avec le professeur Kong, dans son cours de droit constitutionnel et avec Me Maxime Dea, chargé d’un cours de droit civil.

Q. En février 2013, les professeurs Hoi Kong (McGill), Maxime St. Hilaire (U. de Sherbrooke) et Han-Ru Zhou (U. de Montréal) ont organisé un cycle d’ateliers visant à souligner votre contribution jurisprudentielle en droit constitutionnel au cours de la dernière décennie. Comment avez-vous apprécié cette expérience? Y avez-vous trouvé matière à réflexion?

R. Ah oui, les ateliers ont ranimé des souvenirs assez vifs, parce que je n’étais pas toujours dans la majorité! Dans le premier, on a beaucoup parlé de mes dissidences. Dans les suivants, on a plutôt abordé des arrêts dans lesquels je faisais partie de la majorité. Les participants, des professeurs de McGill et de plusieurs autres universités, ont apporté des points de vue différents et critiques. Ces échanges nous mènent à des questions qui n’étaient pas nécessairement posées par les dossiers et nous forcent à pousser la réflexion encore plus loin.

Q. Quand vous jetez un regard sur la décennie que vous avez passée à la Cour suprême, qu’est-ce qui se démarque le plus pour vous? Y a-t-il un moment qui a marqué votre carrière, ou un moment dont vous êtes particulièrement fière?

R. Le travail de la Cour, c’est vraiment l’œuvre d’une institution. Ce n’est pas le travail de certains juges qui font leur promotion personnelle ou qui veulent réaliser un objectif. Être juge à la Cour suprême, c’est plutôt participer à un effort collectif. S’il y a quelque chose qui m’a marquée à la Cour, c’est justement l’œuvre collégiale.

Même si on voit la signature d’un juge au bas d’un jugement, c’est presque toujours le produit d’une réflexion collective, et cela va jusqu’à la formulation du texte. Certains juges vont apporter non seulement des idées, mais ils vont aussi suggérer des formulations précises. C’est différent, évidemment, lorsqu’il s’agit d’une dissidence unique. Mais même dans ce cas, j’ai parfois reçu des commentaires, par exemple quelqu’un qui m’a dit : « Marie, même si je ne partage pas ton opinion, tu devrais faire attention à telle affirmation ou telle autre. »

Un jugement, c’est aussi le produit de toute une organisation. La Cour, c’est 200 personnes qui travaillent ensemble pour produire un jugement qui est le plus près possible de la perfection. En plus de la réflexion des juges, il y a aussi tout le travail de révision et de suggestions de l’armée de jurilinguistes, de juristes, d’éditeurs et d’arrêtistes de la Cour. C’est un travail énorme qui n’est pas bien connu du public et qui est d’une importance déterminante.

Q. Pendant votre séjour à la Cour suprême, vous avez manifesté un intérêt particulier pour le programme des auxiliaires juridiques. Un des professeurs de la Faculté – Hoi Kong – a d’ailleurs été votre auxiliaire juridique pendant votre première année. Avez-vous quelques conseils à donner à nos étudiants qui ont été choisis pour être auxiliaires à la Cour au cours des prochaines années (voir Meet Our Latest SCC Clerks dans cette même édition), ou pour ceux qui souhaiteraient le devenir?

Au départ, c’est important que les nouveaux auxiliaires apprennent à découvrir ce que leur juge attend d’eux. Chaque cabinet fonctionne différemment. Ils peuvent aussi prendre les devants et suggérer de nouvelles façons de travailler, en d’autres mots, être proactifs.

Deuxièmement, je leur conseillerais de se laisser tenter par les dossiers. Tous les dossiers peuvent devenir intéressants. Ils doivent avoir l’esprit ouvert et être prêts à découvrir. Par exemple, même si quelqu’un n’est pas naturellement porté vers un dossier de droit criminel, il peut y découvrir des questions très intéressantes. Il faut se laisser tenter par la variété des dossiers portés devant la Cour.

Enfin, ils ne devraient pas hésiter à pousser leur réflexion le plus loin possible. Ce qu’on attend de l’auxiliaire, c’est qu’il dépasse le dossier. Le juge n’a pas besoin de se faire remâcher ce qu’il y a dans le dossier et il attend généralement de l’auxiliaire qu’il ait une vision originale sur les questions en litige, qu’il soit créatif.

Et pour ceux qui veulent postuler, je dirais que pour moi, la lettre de présentation était très importante. Je cherchais à y déceler les étincelles qui feraient que ce candidat pourrait travailler avec passion. Il ne s’agit donc pas simplement de résumer ce qu’il y a dans le CV. Dans la lettre de présentation, j’aimais découvrir une information qui m’indiquait que la candidature s’élevait au-dessus de la masse. Parfois, c’était un intérêt, qui était complètement à l’extérieur du droit, mais qui montrait que la personne avait cultivé une qualité qui lui serait utile comme auxiliaire juridique. Par exemple, si une personne avait pratiqué un sport de façon poussée, cela démontrait qu’elle avait cultivé le sens de la discipline. Je pouvais en inférer qu’elle avait la capacité de se concentrer, et de pousser plus loin un point particulier. Les candidats doivent présenter leurs expériences passées d’une façon intéressante pour accrocher le lecteur.

Entrevue réalisée par Bridget Wayland
Photographie: Lysanne Larose