Pierre-Emmanuel Moyse s’est joint à la Faculté de droit en 2006 comme spécialiste du droit de la propriété et s’est vite fait une réputation parmi les étudiants pour son esprit vif en classe. Focus online lui a posé quelques questions sur les implications du droit de la propriété intellectuelle sur nos valeurs culturelles et sociales.
Grand préféré de l’hebdomadaire étudiant Quid Novi, dont une rubrique recense les phrases les plus savoureuses entendues dans les salles de cours de la Faculté, Pierre-Emmanuel Moyse affiche une volonté de prendre non seulement l’étude du droit, mais aussi son enseignement, avec un grain de sel.
« Le droit se prend parfois trop au sérieux, » confie Pierre-Emmanuel Moyse, dont les déclarations en classe incluent des conseils sur la façon dontles étudiants devraient personnaliser leur exemplaire du Code civil : « Mettez-y des post-its, arrachez des pages quand vous en avez marre… »
La présence du professeur Moyse à la Faculté met en relief la nature agile et extraordinaire du programme de droit à McGill. « McGill est sans doute la seule institution où un citoyen français, éduqué en Europe et au Canada, peut enseigner le droit civil de la propriété en anglais, en tirant ses exemples du système seigneurial québécois, du droit aborigène contemporain et des théories de la propriété intellectuelle, » remarque-t-il.
Qu’est-ce qui alimente le débat de la propriété intellectuelle?
La question essentielle, si l’on devait la résumer, est de savoir dans quelle mesure un système d’appropriation – la propriété – est un mécanisme qui promeut à la fois la création de valeur et le progrès. Il y a une tension constante entre l’appropriation et le partage. Comment réfléchir sur un partage raisonnable? Pour nos étudiants, la question a une dimension très concrète : celle de l’accès aux objets de la propriété intellectuelle, à la musique, aux notes de cours, etc. Mais il existe une application beaucoup plus large, qui est d’intégrer toute la réflexion de la propriété à travers la réflexion sur la place du propriétaire, de l’auteur, de l’inventeur, des auxiliaires de la création – c’est-à-dire de l’industrie – dans la société; sont-ils redevables de certaines obligations vis-à-vis de la communauté?
Ces réflexions se traduisent dans une multitude de situations. Il s’agit par exemple du droit des peuples aborigènes sur leur médecine traditionnelle que certains laboratoires tentent de breveter, ou encore du transfert de technologie et de richesses vers les pays les plus démunis, le partage des ressources ou le financement de la culture basé sur le système propriétaire.
Il s’agit d’un sujet où les opinions divergent et le débat est complexe!
La propriété intellectuelle, c’est la propriété la plus accessible. Elle se consomme tous les jours, nos sens s’en nourrissent. Chacun vit la propriété intellectuelle de façon différente. L’artiste et l’utilisateur n’envisageront pas la propriété de la même façon. Pour l’un, c’est un moyen de subsistance; pour l’autre, un plaisir consommable.
On peut y plaquer également un discours économique sur la mondialisation et les profits à faire, et la façon de répartir ces profits. Certains prônent l’accès inconditionnel à la culture, aux médicaments et s’objectent donc à l’extension du droit d’auteur ou des brevets. D’autres affirment qu’il sera impossible de créer, de générer des inventions si on ne leur donne pas de moyens d’en profiter. Donc les tensions entre les trois pôles traditionnels qui sont le créateur, l’industrie et les utilisateurs alimentent tous les discours et toutes les opinions. C’est un domaine dans lequel il est difficile d’être neutre; il faut prendre position et établir ses propres priorités. Voilà pourquoi la matière des droits intellectuels est si vivante, si dynamique.
Pourriez-vous nous donner un exemple de ces tensions?
En ce moment, le principal obstacle pour la signature des accords entre Europe et le Canada est en particulier les questions d’appellation d’origine. Pour nous, le mot champagne est un mot descriptif : il décrit un vin pétillant qui accompagne un moment festif. Pour les gens de Reims, en France, c’est un terme qui a une valeur commerciale unique et une indication de lieu et de qualité. Pour les premiers, c’est un terme générique; pour les seconds, un objet de propriété. Ces discussions autour de la propriété intellectuelle mettent en relief ces points culturels particuliers, points qui ne sont pas seulement anecdotiques : ils sont aux cœurs des divergences dans la négociation des ententes commerciales.
Quelles sont les implications de ce débat pour la culture et la société modernes, surtout à la lumière de la mondialisation?
Les systèmes propriétaires examinent l’évolution de la société à travers le rapport des individus avec les biens, c’est-à-dire les choses dont on peut faire commerce. Pour moi, la propriété intellectuelle est donc le droit des biens moderne; elle s’inscrit à sa suite. Son histoire est celle de l’évolution de nos valeurs et du commerce des biens culturels. Rappelons-le, l’industrie de l’édition américaine a largement bénéficié de l’absence de protection des auteurs anglais : les œuvres de Dickens y étaient reproduites sans paiement de droits d’auteur. Comme la Chine aujourd’hui, cette industrie a pu donc se développer rapidement grâce à une culture d’emprunt.
De la même manière, certaines formes d’art ont été acceptées tardivement au sein des catégories d’œuvres protégeables du droit d’auteur. On songera aux photographies ou aux pianos mécaniques qui ont été vus, à leurs débuts, comme des simples outils dénués de qualité artistique digne de protection. Notre regard sur l’art a bien entendu évolué et continue d’évoluer, et le droit avec lui.
La propriété intellectuelle est une forme de droit qui ne concerne pas uniquement les relations entre citoyens, entre le propriétaire et celui qui convoite sa propriété. Elle est un droit privé éminemment public! Il y a un réel choix de politique culturelle derrière chacune des dispositions qui la composent.
Réfléchir sur le droit d’auteur ou sur le droit des inventions, ou même le droit des marques, c’est finalement se poser la question de nos identités culturelles, de la place et de la valeur du génie humain dans nos sociétés.
Photos: Lysanne Larose