Arbitre en chef
La feuille de route d’Yves Fortier est imposante. L’avocat a plaidé 25 fois devant la Cour suprême du Canada. À titre de représentant du Canada à l’ONU, de 1988 à 1992, il a été aux premières loges d’événements marquants de l’histoire. Depuis une vingtaine d’années, c’est comme arbitre international qu’il laisse sa marque.
par Jean-Benoît Nadeau (B.A. 1992)
Extrait de McGill News, automne-hiver 2014.
Yves Fortier (B.A. 1958, LL.D. 2005) est entré dans l’histoire du droit international en juillet 2014 en statuant sur la plus grosse compensation jamais versée dans le cadre d’une sentence arbitrale. La cause opposait la Russie et les actionnaires de la pétrolière Ioukos, expropriée par la Russie entre 2004 et 2007. Ces derniers réclamaient 113 milliards de dollars à l’État russe. Après neuf ans de procédures, le comité de trois arbitres de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, présidé par Yves Fortier, a tranché : dans une sentence de 600 pages, il somme la Russie de verser 50 milliards de dollars aux actionnaires.
« Pendant neuf ans, les deux parties se sont battues comme des lions. Elles ont épuisé tous les recours. J’ai entendu les meilleurs plaideurs du monde », raconte Me Fortier dans son bureau de la Place Ville-Marie. À 78 ans, il se passionne toujours pour sa pratique d’arbitre international. « Ça me fait voir du pays. Je siège avec d’éminents juristes américains, européens, sud-américains et singapouriens à New York, Londres, La Haye et Paris. »
Depuis son premier mandat à titre d’arbitre, en 1992 – une réclamation d’un milliard de dollars d’un groupe de constructeurs du tunnel sous la Manche – Yves Fortier aura signé une centaine de sentences, dont une trentaine portant sur des différends fron-taliers. « Comme arbitre international, Yves a rendu trois des cinq plus importantes sentences arbitrales de l’histoire », souligne Pierre Bienvenu, associé principal chez Norton Rose Fulbright et cochef mondial de l’équipe d’arbitrage international de la firme.
En fait, Yves Fortier est reconnu mondialement comme l’un des artisans de l’arbitrage international, une branche du droit récente, régie par une convention internationale, la Convention de New York, établie en 1958 sous l’égide des Nations Unies. Reconnue par 152 pays, cette convention permet aux parties d’un différend international d’en débattre devant un comité d’arbitres, dont la sentence arbitrale est exécutoire. Mondialisation oblige, l’arbitrage est devenu le mode de règlement de différends internationaux le plus répandu. Yves Fortier, considéré en 2007 comme le meilleur arbitre au monde selon la revue The American Lawyer, a d’ailleurs prononcé la conférence d’honneur lors du gala marquant le 50e anniversaire de la Convention de New York, en 2008.
Tourné vers le monde dès son jeune âge
Yves Fortier n’hésite pas à dire qu’il doit son intérêt pour la scène internationale à l’Université McGill. Après l’obtention d’un baccalauréat de l’Université de Montréal, en 1956, tout destinait le jeune homme, natif de Québec, à y faire son droit. C’est son père qui lui a conseillé de poursuivre ses études à l’Université McGill pour qu’il puisse y perfectionner son anglais. « Mon niveau d’anglais m’inquiétait, mais mon père m’a dit : “Yves, les anglophones assis à côté de toi, ils n’ont jamais fait de droit en anglais non plus”. » L’étudiant se prévaudra du droit de rédiger ses examens en français.
Celui qui redonnera à son alma mater en siégeant à son Conseil des gouverneurs de 1975 à 1985 et en coprésidant sa dernière campagne de financement n’a jamais regretté sa décision. D’abord, parce que toutes les notions acquises en droit public (constitutionnel, administratif, fiscal et international) lui sont toujours utiles.
« À l’époque, il y avait un plus qui n’existait pas à l’Université de Montréal. Les professeurs étaient très solides, mais la différence portait sur les activités parascolaires. » Avec un de ses amis, il organisera la McGill Conference on World Affairs. « Lester B. Pearson venait de remporter le prix Nobel de la paix, en 1957, et il a accepté notre invitation de participer à la conférence. Je pense qu’il a accepté parce que c’était McGill. »
Tout réussit à l’étudiant, qui décroche une bourse Rhodes et se fait remarquer d’une étudiante, Carol Eaton (B.A. 1959), qu’il mariera en 1959. « C’est mon futur beau-père qui m’a encouragé à présenter ma candidature au concours pour la bourse Rhodes. Je pense qu’il voulait m’éloigner de sa fille. » À l’époque, les boursiers Rhodes devaient être célibataires pendant les deux années de leur séjour à la Maison Rhodes, à Oxford. « Carol et moi avons retardé notre mariage d’un an. Je lui ai dit : “Carol, je vais essayer de convaincre le préfet de la Maison Rhodes de modifier le règlement”.» Et j’ai réussi – avec d’autres, car je n’étais pas le seul dans cette situation. »
C’était sa première grande plaidoirie, trois ans avant son admission au barreau du Québec, en 1961, et son entrée à titre d’avocat au cabinet Ogilvy Renault.
Plaideur
En 2011, coup de tonnerre dans l’univers juridique canadien : Yves Fortier quitte le cabinet Ogilvy Renault après 50 ans, dont 20 comme président. Cette séparation douloureuse découle de la fusion avec le cabinet londonien Norton Rose survenue quelques mois plus tôt.
« Un arbitre doit être blanc comme neige. Quand on se fait approcher pour un arbitrage, la première chose à faire est de vérifier s’il y a possibilité de conflit d’intérêts. Or, la fusion avec Norton Rose me donnait 4 000 collègues partout sur la planète et je rencontrais des conflits à tous les coins de rue. La seule solution était de se séparer. »
Quand il parle de ses 53 ans au Barreau, Yves Fortier ne se décrit jamais comme avocat, mais comme plaideur. « Un vrai avocat, c’est quelqu’un qui va à la cour et qui plaide. Un avocat qui se contenterait d’écrire des actes de fiducie, ce n’est pas un vrai avocat, dans mon esprit. »
Yves Fortier a tout plaidé : droit commercial, faillite, droit fiscal, dumping, divorces, différends frontaliers avec le Maine ou Saint-Pierre-et-Miquelon, et même le Renvoi relatif à la sécession du Québec, en 1998. Tous les tribunaux l’ont entendu : la Cour d’appel, la Cour suprême, les tribunaux d’arbitrage et la Cour internationale.
« Bien des plaideurs oublient que leur objectif est de convaincre. Ils parlent fort, ils sont agressifs, mais ça ne marche pas. Yves, lui, est persuasif : il a de l’humour, des idées, du charme, il est rigoureux », raconte Pierre Bienvenu.
« Je ne lui connais qu’un défaut : c’est un libéral », déclare Brian Mulroney, embauché chez Ogilvy Renault en 1964. Depuis, les deux hommes sont demeurés très proches. « Du temps qu’il était plaideur, n’importe quel avocat l’aurait fait figurer parmi les trois meilleurs au Canada », affirme l’ancien premier ministre, qui lui proposera en 1988 l’honneur ultime : un poste de juge à la Cour suprême – qu’Yves Fortier refusera!
« Juge à la Cour suprême, ça n’était pas dans mon ADN, dit-il. Vivre comme un moine. Fréquenter les mêmes huit personnes. Sans pouvoir lâcher son fou. Non merci. » Cet ancien champion de tennis junior aime trop l’action : il sera servi.
Nations Unies
En 1988, s’il refuse le poste à la Cour suprême, Yves Fortier accepte de devenir ambassadeur du Canada aux Nations Unies. Ses talents de plaideur lui seront précieux. « Dans un poste bilatéral, comme ambassadeur à Paris ou à Washington, on ne plaide pas. Mais dans un poste multilatéral comme à l’ONU, vous êtes constamment en train de livrer des discours, de débattre, d’anticiper la réaction. Surtout que le Canada était très sollicité, car il était très bien vu à l’ONU. »
Il y sera de 1988 à 1992 (dont un passage au Conseil de sécurité, en 1989 et 1990), période au cours de laquelle le vaisseau amiral de l’internationalisme joue pleinement son rôle. Yves Fortier y vivra la chute du mur de Berlin, la désintégration de l’Union soviétique, la libération de Nelson Mandela et l’invasion du Koweït. C’était avant le génocide au Rwanda, la guerre en ex-Yougoslavie, la guerre en Irak – auxquels les blocages du Conseil de sécurité ne sont pas étrangers.
« On entend souvent : pourquoi est-ce que l’ONU ne fait rien? Dans ces conflits, ce n’est pas l’ONU qui a failli, c’est plutôt un des pays membres du Conseil de sécurité. [S’il y a une] réforme à faire, c’est celle de la composition du Conseil de sécurité, qui reflète la géopolitique de 1945 », affirme Yves Fortier. Cet aficionado de l’ONU ‒ le mot est de lui ‒ est consterné par la posture actuelle du Canada, beaucoup moins impliqué dans les travaux et les activités de l’ONU, et qui a subi un dur revers en 2010 en n’obtenant pas de siège au Conseil de sécurité. « Le comportement et l’attitude du premier ministre Stephen Harper vis-à-vis de l’ONU sont loin d’être exemplaires. »
Homme de convictions
Tous ceux qui connaissent Yves Fortier le décrivent comme un homme affable, quoiqu’animé de convictions très fortes. Sur la langue, par exemple. « Auprès de Carol, j’ai insisté pour que nos enfants soient éduqués en français. Aucun de mes petits-enfants n’oserait s’adresser à moi en anglais. Pour moi, ça allait de soi. La langue, il faut la protéger. »
Il se décrit lui-même comme un nationaliste québécois ET un fédéraliste convaincu. « Si j’étais né 15 ou 20 ans plus tôt, j’aurais peut-être été séduit par les positions d’un René Lévesque. La domination des anglophones sur le Québec était réelle. Mon père, qui était agent régional du service aux passagers au Canadian Pacifique, n’avait plus aucune chance de promotion. Mais ma carrière a débuté avec la Révolution tranquille. Notre place au soleil canadien, nous l’occupons. Et les Québécois sont aussi présents sur l’échiquier international. »
Yves Fortier refuse d’admettre qu’il a des regrets, mais quand on insiste un peu, il y en a bien un : Montréal – ville biculturelle, bilingue, de tradition bijuridique – n’a pas su s’imposer comme centre d’arbitrage international. « Les Torontois s’y sont essayés, et ils ont réussi. Ils ont mis le paquet, ils ont été patients et ils commencent à récolter. Il existait un projet semblable pour Montréal, mais nous n’avons pas assez plaidé. »
Plaideur un jour, plaideur toujours.
Collaborateur au magazine L’actualité et chroniqueur au Le Devoir, Jean-Benoît Nadeau est l’auteur des Accents Circomplexes et de La grande aventure de la langue française.
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