Lors de l’entrevue avec les avocats de Stikeman Elliott qui a mené à son embauche, Sophie Lamonde, BCL’01, LLB’01, était catégorique : elle ne joindrait pas le groupe de droit des affaires. Difficile à croire, 19 ans plus tard, alors que la voilà associée et chef du groupe Fusions et acquisitions dans ce même cabinet ! Focus l’a rencontrée pour discuter de son parcours, de ses premières amours théâtrales, et de la quête d’équilibre malgré le rythme effréné du monde des affaires d’aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a attirée vers des études en droit ?
Le théâtre. J’hésitais entre tenter ma chance au conservatoire d’art dramatique ou faire autre chose. Il me semblait que le droit avait des liens avec le théâtre, et qu’il s’agissait d’une bonne formation pour la vie, alors je me suis dit que je ferais un bac en droit avant de poursuivre des études en art dramatique.
J’ai vraiment aimé mes années à McGill — je crois avoir suivi tous les cours qui avaient « international » dans le titre. Le corps étudiant était constitué de gens avec des bagages très différents, de sorte que les discussions étaient toujours stimulantes.
Après ma deuxième année à la Faculté, j’ai commencé à travailler comme étudiante dans le groupe de litige chez Stikeman et j’ai alors constaté que j’aimais la pratique autant que l’aspect théorique. Ce que j’avais appris à la Faculté soudainement prenait vie dans le contexte des dossiers.
Qu’est-ce qui explique votre transition vers le droit des affaires?
Stikeman encourage les étudiants à travailler dans différents groupes de pratique. Après un été passé en litige, on m’a fortement suggéré d’aller en droit des affaires, ce que j’ai fait un peu à reculons. Au début, j’ai trouvé l’expérience très difficile — contrairement au litige, mes mandats ne ressemblaient pas du tout à ce que nous faisions à McGill. J’ai ensuite passé quelques semaines au bureau de Londres de Stikeman puis chez un client, et ça m’a permis de me rendre compte que mon opinion changeait tranquillement.
Quand est venu le temps de prendre une décision quant au groupe de pratique que j’allais joindre, j’ai dû m’admettre que, à ma grande surprise, j’aimais mieux les fusions et acquisitions que le litige. J’avais compris que, si je voulais faire du théâtre, ce n’était pas à la cour qu’il fallait me rendre, mais sur une scène! Par ailleurs, avec le recul, je peux dire que le droit commercial est plus adéquat pour ma personnalité que la pratique du litige.
En parallèle, j’ai aussi continué de faire du théâtre à l’Université et il m’arrivait par exemple de ne pas être 100 % en accord avec la vision du metteur en scène. Si j’avais fait du théâtre mon gagne-pain, au risque de sonner romantique, je crois que j’aurais en quelque sorte pu corrompre cette passion.
Avez-vous une anecdote qui illustre bien les défis du droit commercial ?
Chaque dossier est différent. Avec les années, on apprend comment aborder certains défis parce qu’on a déjà rencontré des choses similaires et on a le coffre d’outils pour y faire face.
Une des grandes difficultés en début de pratique est d’anticiper la charge de travail lorsqu’on te donne un mandat. Si l’avocat qui te donne le travail te dit que ça va prendre deux heures, il faut souvent le multiplier par deux, ou trois, ou quatre. Par exemple, j’ai entamé mon premier mandat de vérification diligente sans trop savoir ce que je devais faire et j’ai sous-estimé le temps qu’il me faudrait. À cette époque, on utilisait des dictaphones — j’ai dicté tous mes sommaires dans le temps qui m’avait été donné, mais je n’ai pas eu le temps de tout relire. On apprend de ça. Après mes années étudiantes en droit commercial, un de mes premiers objectifs était de veiller à ce que les prochains étudiants soient encore mieux outillés que moi avant de commencer un tel mandat de vérification diligente!
Créer des relations avec les gens avec qui je travaille est l’un des aspects que j’aime le plus de mon métier, mais ce peut aussi être source de défis. Par exemple, lorsque l’on travaille avec des gens qui ont un autre horizon culturel, ils ont parfois des attentes non exprimées qu’il faut lire entre les lignes.
Vous faites partie du comité Gender Balance Initiative chez Stikeman. Parlez-nous parler de votre implication en matière d’équité.
Ma mère a longuement étudié et été la seule femme diplômée de son MBA.. En arrivant à McGill, je n’ai jamais pensé que quelque chose me serait plus difficile ou impossible parce que j’étais une femme. Nous avons besoin d’un climat qui permet au meilleur potentiel de chacun de se développer. Je crois beaucoup à la sensibilisation des gens à l’importance de la diversité et de l’inclusion et aux petits gestes nécessaires pour permettre à tous d’avoir des mentors. Quand je pense à mon propre parcours, ce sont les liens que j’ai créés avec des individus qui ont été déterminants. Il faut être à l’affût pour créer ces mêmes liens autour de soi.
Des études ont par ailleurs démontré que les femmes ont tendance à choisir des cours diamétralement opposés à une éventuelle profession en droit des affaires, de sorte que même si la répartition homme-femme dans les facultés est 50-50, ce ratio change au niveau des étudiants ayant un intérêt pour ce domaine de pratique. L’American Bar Association a décidé d’aller dans les universités pour démystifier la profession — je l’ai fait à McGill, par exemple — et peut-être intéresser les étudiantes à prendre des cours qu’elles n’auraient choisis autrement.
Vous êtes présente de nombreuses façons à la Faculté et vous avez notamment participé à un cours en droit des affaires. Qu’est-ce qui motive votre implication, et qu’est-ce qu’elle vous apporte ?
Chaque fois que je retourne à la Faculté, je dis aux étudiants à quel point ils sont chanceux de se retrouver dans un milieu aussi stimulant. Plus largement, en vieillissant, je réfléchis sur ce qui a fait de moi qui je suis, et McGill est un élément-clé de mon parcours. Je suis très reconnaissante envers mes parents d’avoir autant mis l’accent sur mon éducation et particulièrement de m’avoir poussée comme femme. C’est grâce à mon éducation que j’ai acquis les outils pour faire ce que je veux et être en mesure de travailler dans un domaine qui m’intéresse, entourée de gens super performants.
Quand j’étais étudiante, j’avais tant d’admiration pour les gens qui étaient en avant de la classe que c’est aujourd’hui un privilège de me retrouver à leur place. C’est intimidant, mais je suis contente de le faire. Ce sont des liens qu’il faut nourrir pour la postérité.
Maintenir un équilibre entre la vie personnelle et professionnelle est l’un des grands enjeux du domaine juridique. Pouvez-vous nous parler de votre propre expérience ?
Il faut bien se connaître et acquérir une certaine confiance en soi pour savoir mettre ses limites, car la demande est infinie. Il y a encore des moments où je trouve ça difficile, et c’est normal. La technologie a fait en sorte qu’il n’y a plus de frontière. Bien gérée, c’est un avantage ; mais si tu ne gères pas l’invasion de la technologie dans ta vie, tu peux perdre ta sphère privée. Il faut savoir faire des choix et fixer des limites pour avoir une vie saine et équilibrée, combiner une pratique stimulante à une vie de famille bien remplie!
Souvent, les gens en droit ont tendance à être des overachievers — on veut bien réussir. C’est ce qu’il faut apprendre à contrôler. Un bon exemple est l’exercice de rédaction d’un factum à la faculté. Je me souviens que ma partenaire et moi avions travaillé nuit et jour pour le rédiger. Chaque mot était réfléchi, nous trouvions ce que nous avions produit extraordinaire! Nous avions travaillé très, très fort. Quand j’ai commencé à travailler chez Stikeman, je me suis rendue compte qu’à l’intérieur de quelques jours, j’avais écrit l’équivalent de trois factums et que peut-être que nous avions un peu exagéré lors de l’exercice à McGill!
Si vous pouviez retourner en arrière pour vous donner un conseil, que serait-il ?
De faire preuve d’encore plus d’ouverture d’esprit. Comme mentor, je rencontre des étudiants de la Faculté chaque année, et les questions tournent surtout autour de la course aux stages. La pratique en cabinet n’est qu’une seule des façons de pratiquer le droit et d’appliquer ce qu’on apprend à McGill. Aujourd’hui, un nombre relativement restreint des membres de ma promotion pratiquent en cabinet. J’adore ce que je fais donc je ne suis pas en train de dire de ne pas suivre cette voie, mais il n’y a pas qu’une seule façon de faire. Si je m’étais vraiment fermée au droit des affaires, je ne sais pas si je pratiquerais encore le droit en cabinet, parce que, avec le recul, je ne pense pas que le litige était pour moi. Il faut se donner la chance d’expérimenter différentes choses; ne pas être trop rigide dans son approche. Quand tu as une vision claire de tes valeurs et de qui tu es, les choses s’alignent naturellement.
Entrevue: Karell Michaud
Photographie: Lysanne Larose